La légende du dragon, gardien jaloux du trésor enfoui dans certaines cavités du sol par l’imagination populaire, se reproduit une fois de plus à propos de la grotte d’Arrode, mais avec des particularités curieuses que l’on trouve relatées dans un conte : « La fée Arrode » que les vieillards de Gèdre disaient jadis aux veillées d’hiver, pendant que les femmes filaient et que les hommes s’amusaient à découper le hêtre ou le buis, pour en tirer des objets de ménage.
Au temps où les bêtes parlaient, – maints esprits grognons prétendent que nous sommes toujours à cette incroyable époque – une chevrière de Trimbareilles, jeune et assez agréable de visage,
menait volontiers paître son troupeau, composé de toutes les chèvres du hameau, aux environs de la grotte d’Arrode.
Un jour qu’elle s’en était un peu écartée, elle se trouva contrainte d’y revenir, pour chercher un biquet qui devait s’y être caché par mégarde. Or, jugez de sa stupéfaction, quand elle aperçut à
l’entrée de la caverne, bien connue des pasteurs qui s’y abritaient en temps d’orage, et que l’on n’avait jamais considérée jusqu’alors comme un antre mystérieux, un animal fantastique et si
extraordinaire, qu’il eût été difficile d’en concevoir un semblable ; il se tenait couché près d’un drap blanc étendu devant lui et sur lequel s’amoncelaient bijoux, pièces d’or, diamants et
autre pierres précieuses, qui rutilaient à qui mieux mieux aux dernières lueurs du soleil couchant. Cette bête avait quelque chose d’un serpent ailé ; une aigrette ornait sa tête que des yeux
vifs et malicieux animaient ; les écailles de sa peau avaient les reflets changeants de la nacre, ce qui lui faisait une robe couleur du temps d’une élégance indicible. Rien de méchant ne se
lisait dans son attitude plutôt douce et mélancolique ; elle songeait tristement.
Le bruit des pas de la chevrière parut la tirer de son atonie. Elle regarda la jeune fille, et, voyant que celle-ci demeurait pétrifiée sur place, sans oser reculer ni avancer, elle l’invita
d’une voix dolente à s’approcher sans crainte.
Rassurée par ces aimables paroles, la pastourelle fit quelques pas, de plus en plus interdite et comme médusée par le trésor que le dragon avait à ses pieds : elle ne voyait pas autre chose pour
l’instant. Comment pouvait-on étaler autant de richesse ? L’animal, qui l’examinait du coin de l’œil avec attention, eut un léger sourire.
– Tu voudrais bien posséder tout cela, n’est-ce pas ? soupira-t-il, plein d’intérêt.
– Bien sûr, monsieur le serpent, car nous ne serions plus pauvres, mes parents et moi. Mais nous n’aurons jamais la chance d’être aussi fortunés. Nous ferions
trop de jaloux, nous qui manquons presque du nécessaire. Aussi, sans aller plus loin, je me contenterai du peu que vous accepteriez de me donner, si votre intention toutefois était telle. Je le
porterais chez nous et nous pourrions peut-être devenir propriétaires de la maison que nous habitons et dont nous avons tant de mal à payer le loyer.
– Tu es une brave fille. Eh bien ! rends-moi un service que j’attends de toi, que je ne puis espérer que de toi seule, et toute cette fortune sans exception
sera tienne.
– Que puis-je pour vous ? demanda aussitôt la chevrière empressée.
– Une chose bien simple. Reviens demain matin vers l’aube à cette place, après avoir conduit tes chèvres au bord du bois. Tu te coucheras par terre et tu me
laisseras passer trois fois sur ton dos sans bouger et sans prononcer la moindre parole. Ne dis rien à personne de ton aventure, car d’autres voudraient venir de suite avec toi pour partager,
leur présence m’empêcherait d’ailleurs de me trouver à notre rendez-vous. A demain donc ! Sois exacte et ne t’effraye point ; je ne suis pas ce que tu penses et il ne t’arrivera aucun mal.
Surtout n’oublie pas que dès ce moment tu tiens ton bonheur entre tes mains.
A ces mots, trésor et dragon disparurent, et, en même temps, le crépuscule tomba. La bergère entendit soudain son chevreau crier derrière un buisson : il était retrouvé. Elle l’emmena, pleine de
joie, en le pressant contre sa poitrine.
Durant toute la nuit, la jeune fille rêva de son étrange interlocuteur et, se croyant déjà devenue princesse, fit mille projets. Elle garda ponctuellement le silence qui lui avait été
recommandé.
A l’heure dite, elle rassembla ses chèvres et se hâta de gagner la grotte d’Arrode, mais rien ne put être défini ce jour-là, car elle ne se trouvait pas à jeun, clause très importante du pacte,
que le dragon avait oublié de signifier la veille. Il en fut encore de même le lendemain, la bergère ayant par inadvertance goûté à un grain de blé, comme elle traversait un champ dont les épis
commençaient à mûrir. Enfin, le troisième jour, toutes les conditions requises étant remplies, le dragon rampa vers la jeune fille qui s’était étendue de tout son long, et, une première fois, lui
passa lentement sur le corps. Elle tremblait, elle s’attendait à sentir une impression désagréable ; les écailles se bornèrent à grincer sur la bure de son corsage ; en outre, l’animal, qui
aurait dû lui sembler très lourd, ne l’incommoda nullement par son poids ; il s’appuyait à peine. La deuxième fois, en revanche, elle crut qu’une barre de fer rougie au feu se promenait au-dessus
d’elle, mais, se rappelant sa promesse, elle ne souffla mot. Enfin, au cours de l’épreuve suprême, la peau du dragon devint tout à coup si froide que la jeune fille pensa avoir un bloc de glace
entre les épaules. Alors, elle n’y tint plus, et, dans un mouvement convulsif, une exclamation jaillit de ses lèvres :
– Que tu es froid, gémit-elle.
Le dragon répondit par une plainte qui retentit lugubrement dans la vallée. Ses belles couleurs pâlirent et des larmes s’échappèrent de ses yeux éteints.
– Ah ! malheureuse ! s’écria-t-il. Tu pouvais me sauver et tu as rendu, par ta sottise, mon enchantement éternel !…
Là-dessus, pendant que le trésor s’évanouissait, l’animal se précipita dans la grotte, dont nul depuis ne l’a vu sortir, bien que, de temps en temps, les Barégeoises, instruites par les
bavardages de la bergère déçue, se rendissent aux alentours de la caverne, non sans l’espoir de courir à leur tour une pareille aventure, à laquelle était attachée la fortune si ardemment
souhaitée des humains.