« Il est sur les confins de la Provence et de l’Espagne une très haute montagne appelée MONS CANlGOSUS par les habitants du pays… C’est elle qui se montre la première a ceux qui viennent par mer; quand ils s’éloignent des côtes, elle est la dernière terre qu’ils aperçoivent.
Cette montagne, jamais, jamais homme ne l’habita et jamais fils d’homme n’osa la gravir, tant sa hauteur est grande, tant le chemin est difficile et pénible : toutefois, à ses pieds existent des groupes d’habitants. Pierre d’Aragon forma le projet de faire l’ascension de cette montagne, voulant connaître par lui-même ce qu’il y avait à son sommet. Le roi fit donc appeler deux chevaliers auxquels il était intimement mêlé et qu’il aimait beaucoup. Il leur exposa son projet, qui leur sourit fort. Les deux chevaliers lui promirent non seulement de garder le secret, mais encore de ne point se séparer de lui un seul instant.
Les trois compagnons prirent donc avec eux les vivres nécessaires et les armes convenables et se mirent en route. Ils laissèrent leurs chevaux dans un village et, lentement, se mirent à gravir la montagne. Ils avaient déjà fait beaucoup de chemin et étaient parvenus à une très grande hauteur, lorsque de formidables coups de tonnerre se firent entendre. Des éclairs flamboyants sillonnaient l’espace. L ‘orage éclata. Le vent et la grêle firent rage. Saisis de frayeur, les marcheurs tombèrent à terre, comme inanimés.
Mais Pierre, qui était plus robuste et plus courageux que ses deux compagnons et qui était bien décidé à mener son projet à bonne fin, les encourageait, les suppliait de ne point se laisser ainsi abattre par la fatigue et la peur.
Il leur représentait combien la peine qu’ils prenaient serait toute en leur honneur et gloire. Pour réparer leurs forces épuisées, il les aidait à prendre quelque nourriture et mangeait lui-même pour soutenir son ardeur; puis ils se remettaient en route, mais la fatigue les reprenait aussitôt, et Pierre recommençait ses exhortations et ses encouragements. Ce fut en vain : les deux camarades du prince tombèrent en faiblesse, exténués, effrayés par le tonnerre qui grondait toujours, si bien qu’ils respiraient à peine.
Alors Pierre les pria de l’attendre jusqu’au lendemain soir à l’endroit où il les laissait, les prévenant que si, à ce moment, il n’était pas venu les rejoindre, ils pouvaient redescendre et aller où cela leur plairait. Et il continua seul l’ascension avec les plus grandes difficultés. Quand il fut au sommet de la montagne, il trouva un étang, il y jeta une pierre; aussitôt il en sortit un énorme et affreux dragon qui se mit à voler et qui de son souffle obscurcit l’air et couvrit l’espace de ténèbres.
Peu après, Pierre put reprendre son chemin; il descendit donc, rejoignit ses deux compagnons, leur raconta par le menu tout ce qu’il avait fait et vu, et les autorisa à le répéter à qui ils voudraient. »